Je republie ici ce texte écrit en une heure, précisément l'heure supplémentaire entre 2h et 3h du matin à la faveur du passage en heure d'hiver.
L'instant d'une collision
Ce
dont l’humanité se souviendra c’est que ça a commencé à dix heures
cinquante et une minute dix-huit secondes précises. Ou alors très
exactement à cinq heures quarante cinq et sept secondes. À moins que ce
ne soit pile à dix-sept heures deux minutes et cinquante secondes.
En tout cas ça a commencé partout en même temps.
Jérémy déboule tout essoufflé dans le grand café face au Jardin du Luxembourg.
S’il y a bien une chose qu’il déteste c’est arriver en retard. Surtout
qu’il croyait avoir tout fait pour être en avance. Du regard il balaye
les personnes attablées. Grâce à la photo sur son portable il reconnaît
Aïcha. Wahou encore plus belle en vrai ! Un instant Jérémy reprend son souffle et se refait une contenance. Enfin il affiche son plus beau sourire et avance vers Aïcha.
Au
L.H.C. de Genève rien de va plus. La direction a rappelé tout le
personnel disponible. Mais aucune expérience en vrai grandeur n’est
autorisée. Trop dangereux pour l’instant. Si tant est que « pour l’instant
» ait encore le moindre sens. Alors on cherche, on s’affaire, on émet
des hypothèses. On gratte à la craie sur du tableau noir, au feutre à
alcool sur du tableau blanc, on efface des équations d’un coup de
chiffon rageur.
À
l’école Chloé a tout juste le temps de se rasseoir que retentit, une
fois de plus, la sonnerie de la récréation. La maîtresse en reste bouche
bée. Les enfants se regardent incrédules. Un silence reste suspendu
dans l’air. Et l’instant d’après ce ne sont que cris de joie et
papiers qui volent : « Encore la récré, encore la récré ! » La maîtresse
hésite entre contrariété et résignation… de toute manière les CM1 il
n’y a pas moyen de les tenir.
Aïcha
a reconnu Jérémy dès son entrée fracassante. Elle regarde l’heure sur
son portable. Quoi, une demi-heure d’avance ? Mais qui donc arrive avec
une demi-heure d’avance pour un date ? Elle sursaute. Comment est-ce
possible, elle vient à peine d’arriver et elle était pile à l’heure. Ah, Jérémy l’a vue et s’approche en souriant. Joli sourire d’ailleurs.
À
l’hippodrome c’est n’importe quoi. Première fois que ça arrive ! Une
partie des chevaux a démarré la course alors que l’autre n’était même
pas sorti des boxes. Il a fallu annuler, recommencer, une fois deux
fois. Pas moyen de les faire partir ensemble. De toute façon la moitié
des spectateurs seulement était arrivée. D’autres étaient à la buvette
attendant que ça commence dans dix minutes. Euh, non, dans trois
minutes. Mais pas du tout madame, dans un quart d’heure voyons, on a
bien le temps.
Au
LHC on re-autorise finalement les expérimentations. Parce qu’il
s’agirait de comprendre quand même ! Des particules accélèrent,
tournent, tournent, tournent… et se ratent complètement. Les
techniciens, les ingénieurs, les chercheurs, tout le monde s’énerve. Ça
enclenche, ça reboote, ça pianote, ça griffonne, mais rien n’y fait.
Plus moyen de déterminer ne serait-ce que l’instant d’une collision.
Chloé
a suffisamment joué. Dos à un platane elle observe maintenant l’étrange
ballet de la directrice. Perchée au sommet d’une haute échelle elle
bidouille la sonnerie. Sûrement pour la débrancher pense Chloé, parce
qu’elle sonnait vraiment à tout instant. Dehors des parents
attendent. « Vous allez voir qu’ils vont encore nous les lâcher en
retard ! » « Oh ben là ça va, c’est pas avant dix bonnes minutes, on a
bien le temps de papoter. Et comment va-t-elle votre petite Chloé ? »
Partout
dans le monde des gens vont rater leur rendez-vous, des réveils vont
sonner trop tôt. Ou pas du tout. Des poulets cuiront trop longtemps, des
trains partiront en avance, des lampadaires s’allumeront en plein jour…
Plus tard on saura qu’il est arrivé des choses terribles, des
accidents, des avions en perdition. Les gouvernements feront des
déclarations sérieuses à la télé au journal de 20h17. Euh… 20h41 vous
voulez-dire ? Non, non, plutôt 17h53.
Les
militaires seront sur la brèche pendant des semaines jusqu’à constater
qu’il n’y a plus moyen de synchroniser la moindre opération. Les mois
qui suivront, et c’est bien triste, quelques physiciens se pendront de
désespoir sans que quiconque – samu, médecin, famille – ne sache
s’accorder sur l’heure du décès.
Mais pour l’instant, Chloé saute dans les bras de papa à la sortie de l'école. Pour l'instant
Aïcha et Jérémy se demandent s’ils commandent deux autres cafés ou
s’ils ne vont pas plutôt déambuler un peu sur les allées du Jardin du
Luxembourg.